L’exposition coulante Le Mystère du corps, une nouvelle présentation d’œuvres d’art serbes des 20e et 21e siècles au Palais des Arts Madlena, est consacrée à l’expérience artistique et à la représentation visuelle du corps. Conçue selon l’idée de Madame Madlena Zepter, l’exposition rassemble une soixantaine d’œuvres, principalement réalisées dans la seconde moitié du 20e siècle, dont le thème dominant est le nu féminin ou le demi-nu. Il s’agit pour la plupart de peintures, mais aussi de sculptures, de dessins et de gravures, signés par de grands artistes serbes tels que Ljubica – Cuca Sokić, Olja Ivanjicki, Ljuba Popović, Vladimir Veličković, Mladen Josić, Miloš Šobajić, Boža Ilić…
Le Nu, à l’origine, désignait la posture ou le mouvement d’un corps nu, alors qu’aujourd’hui il fait principalement référence à la représentation picturale de la nudité, masculine ou féminine. Le corps nu a toujours été un sujet constamment présent dans l’histoire de la peinture, souvent accompagné de controverses et de débats. Au début c’étaient sous forme de figures mythologiques, héroïnes antiques, personnages bibliques (comme Adam et Ève), allégories ou personnifications. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que le besoin d’un thème imposé comme prétexte s’estompe et que le corps humain nu se libère progressivement du narratif mythologico-religieux. Les nus dans l’art serbe des 20e et 21e siècles constituent une chronique visuelle d’une époque ; la représentation du corps par les artistes contemporains reflète souvent une identité personnelle de genre ou sexuelle, ou collective. Les œuvres exposées explorent des thématiques liées à la sexualité, aux rôles de genre et aux émotions, tout en posant des questions sur la liberté artistique et individuelle, qui ne sont pas toujours liées à des opinions personnelles. Les artistes osent affirmer leur vision de l’identité, en rappelant que la compréhension de l’altérité est essentielle pour vivre dans une réalité meilleure.
Le nu en tant que motif devient de plus en plus présent dans l’art serbe au 20e siècle, suivant les tendances européennes et les préoccupations artistiques de l’époque. Alors qu’au début du siècle les artistes privilégiaient un réalisme classique, l’art devient, à partir de la seconde moitié du siècle, davantage tourné vers l’avant-garde, le conceptuel et le multimédia. À la fin des années 60 et dans les années 70, les membres du mouvement Mediala déconstruisent le nu classique (masculin et féminin), explorant le corps humain à travers une esthétique de la fantaisie et de l’ironie. Ainsi, l’exposition coulante Le Mystère du corps présente des œuvres d’artistes de plusieurs générations, dont certains membres de Mediala : Olja Ivanjicki, Vladimir Veličković, Ljuba Popović, Siniša Vuković.
Ljubomir – Ljuba Popović est représenté par la toile La Tentation, après (1988/89). Membre de Mediala, il considérait la peinture comme un acte érotique : l’art, selon lui, devait être sensuel et vivant, et non seulement conceptuel. Esthète raffiné du 20e siècle, proche du peintre symboliste Gustave Moreau, Ljuba est un des plus grands représentants du symbolisme pictural. Coloriste remarquable, à la différence des autres modernistes il accordait une attention particulière au micro-plan de la toile, en atomisant les détails dans le but d’obtenir l’expression la plus précise. Contrairement aux autres membres de Mediala, Popović refusait d’être considéré comme un peintre fantastique ; il préférait l’esthétique du néo-surréalisme (une approche saluée même par Salvador Dalí), du réalisme magique et de la peinture métaphysique. Comme l’un des peintres les plus importants du 20e siècle il fut également un grand connaisseur de cinéma, de littérature et de bandes dessinées.
Vladimir Veličković participe à l’exposition avec le dessin La Sortie (1993), d’un symbolisme fort et au style reconnaissable, issu d’une série de peintures à l’huile de son cycle « le corpus pittoresque ». Dominé par le noir, le dessin est marqué par des traits puissants et incisifs, proches de la gravure sur cuivre. Le corps est saisi dans un mouvement tendu, dans une convulsion, exprimant un combat intérieur. La Sortie peut être interprétée comme une métaphore de la fuite, de la libération ou de l’affrontement aux limites du corps et de l’esprit.
Dans la peinture Horoscope (1988) de Božidar Damjanovski, une composition symétrique montre un torse masculin avec un bras tendu. Il est évident que l’auteur s‘est inspriré de « L’Homme de Vitruve », le célèbre dessin de Léonard de Vinci, représentant un corps masculin dans un cercle.
La forme du corps est partielle, incomplète, et cet inachèvement intentionnel appelle le spectateur à « compléter » mentalement l’image. Damjanovski utilise une palette amortie, terreuse, ponctuée occasionnellement d’ultramarine et de bleu céleste. La présence de formes géométriques, le cercle zodiacal inachevé avec des symboles de signes astrologiques, les fragments d’arcs remplis de constellations d’étoiles évoquent l’harmonie du cosmos.
Miodrag Rogić propose les nus (1993) qui visent à rapprocher la forme de l’essence à l’aide de lignes épurées et gestuelles sur un fond chromatiquement rempli. Son approche réduit souvent les figures et les meubles (le fauteuil) à des formes géométriques élémentaires, jouant sur les volumes et la lumiére, caractéristique de sa carrière ultérieure dans la gravure. Le style artistique de Rogić est un mélange de la figuration géométrique et du minimalisme gestuel, propre à la tradition de l’estampe et du dessin moderne. Rogić purifie suvent les formes –
notamment les nus (les portraits et la nature morte aussi) – les réduisant aux formes géométriques, afin d’ouvrir l’espace à la représentation de la structure essentielle.
Selon la critique, ses nus, ascétiquement épurés de tout détail superflu, sont rationnellement marqués par une ligne pure, un volume et une lumière maîtrisés, l’effet qui produit une harmonie intérieure érigeant ainsi le nu au niveau d’un mythe personnel l’éloignant d’une simple représentation.
Siniša Vuković, cofondateur du groupe Mediala, partisan de la figuration métaphysique, adopte un nouveau langage visuel mêlant motifs surréalistes, géométrie abstraite et interrogations philosophiques. Ses peintures évoquent souvent des scènes rappelant le rêve. Son tableau exposé Jeune fille et corbeille de raisins montre un demi-nu féminin, (jeune femme tenant un panier de raisins). Ce tableau évoquant les Tahitiennes de Gauguin, n’est pas une expression typique de la créativité de Vuković.
Olja Ivanjicki, autre membre du groupe Mediala, trouve son point d’ancrage dans la fantaisie, la magie et l’histoire vues à travers le prisme de la sensibilité personnelle. Le tableau exposé est une représentation modifiée et moderne d’un contenu religieux : Saint Sébastien, martyre et saint chrétien mort lors des persécutions de Dioclétien au 3e siècle, est, selon l’interprétation de l’auteure, attaché à une colonne évoquant l’esthétique paléochrétienne. Cependant, son corps torturé n’est pas transpercé de flèches mais une lance noire stylisée est pointée sur lui. Une autre silhouette masculine, libre, se profile en arrière-plan, justifiant le titre : Les Deux Sébastien (1968). Il est intéressant de noter que le tableau est créé à l’époque où l’idéologie communiste dominait, et, lorsque les allusions aux thèmes religieuses étaient considérées comme politiquement provocatrices.
Mladen Josić explore dans son œuvre les nus et les demi-nus qui illustrent clairemment les différentes phases de sa création. Dans ses peremières œuvres, peintes dans les années vingt du 20e siècle, les formes de corps sont représentées avec un réalisme précis et des proportions harmonieuses, comme dans le tableau Petit Adam. Au cours du temps, son style évolue et dans les années cinquante, il devient plus impressionniste, comme en témoignent ses deux demi-nus féminins.
Le peintre Boža Ilić a trouvé son expression authentique dans la tehnique de l’huile. Son tableau représentant deux jeunes femmes nues (Nu allongé) peint dans les années 80. Dans ses recherches coloristes Boža Ilić adopte une technique du cloisonnisme, utilisant des lignes noires épaisses pour délimiter les formes des objets ou des corps.
Ljubica – Cuca Sokić proche de l’abstraction poétique explore le corps féminin avec une introspection poétique. Son approche du corps humain (notamment féminin) est avant tout intimiste, centrée sur l’atmosphère, la délicatesse du trait et l’émotion. Ses dessins à l’encre, consacrés au nu féminin, montrent que Ljubica – Cuca Sokić a constamment traité ce motif. Néanmoins, à la différence de ses autres cycles thématiques, elle choisissait de ne pas exposer ses nus comme œuvres centrales de son identité publique.
Miloš Šobajić appartient à l’expressionnisme dramatique axé sur l’approche figurative. L’utilisation de couleurs intenses, de traits dynamiques et de motifs symboliques représente l’essence de son expression. Dans ses compositions il combine souvent des motifs balkaniques et le modernisme européen. Le caractère de Miloš Šobajić se manifeste souvent à travers une narration affective et philosophique. Quoique son premier thème ne soit pas le nu classique, ses représentations du corps humain reflètent une stylisation et une texture accentuée, où la nudité symbolise les thèmes universels de la lutte pour la vie et la fugacité de celle-ci. Dans le tableau exposé Panique (1971) un corps humain déformé aux membres allongés, en geste impuissant illustrant l’angoisse existentielle, occupe la place centrale de la cmposition. L’arrière-plan vibre en taches fragmentées de couleur. Une créature déformée témoigne d’un malaise intérieur et d’un sentiment de menace. L’œuvre reflète la position personnelle de Šobajić „au seuil“ d’une nouvelle perspective artistique, entre l’académisme belgradois et l’expressionnisme parisien (le tableau a été réalisé juste avant son départ pour Paris). Panique est l’un des rares tableaux de la dernière période belgradoise à anticiper parfaitement l’expression figurative ultérieure de Šobajić, caractéristique de son œuvre parisienne. Les traits dynamiques et le fort contraste des couleurs deviennent des constantes de son vocabulaire symbolique au cours des périodes suivantes.
Vasilije – Vasa Dolovački, dans son œuvre Temps d’angoisse, associe un coloris intimiste à une forte charge émotionnelle. Il utilise des tons chauds, principalement des ocres et des terres, tandis que les ombres insufflent un sentiment de tension et d’inconfort. La composition, bien qu’équilibrée, transmet de manière authentique un état d’angoisse et de lutte intérieure à travers la richesse chromatique et les contrastes. Son expression picturale se caractérise par une palette chaleureuse rehaussée d’accents d’opale dorée. Des lumières douces et éthérées créent une atmosphère d’intimité, tandis que la confluence tonale et les ombres tremblantes se mêlent à un pigment qui semble vibrer à la surface de la toile. Son approche intimiste et son inclination pour la « poésie des petites choses » font de lui un véritable poète de la couleur, et ses œuvres dégagent un romantisme paisible, sans idéalisation.
Marko Crnobrnja est un artiste qui s’exprime à travers divers matériaux et leurs combinaisons. Bien qu’il travaille beaucoup l’acier ces derniers temps, le bois reste son médium privilégié – il y reconnaît une vitalité archétypale, une idée toujours stimulante de la sculpture en tant que jouet ancien imparfait. Le bois devient pour lui un support d’une expression de plus en plus libre, sur lequel il intervient avec d’autres matériaux et de la couleur, qu’il utilise pour souligner la structuration et équilibrer l’impact conceptuel et visuel. L’exposition présente sa sculpture Le sac plein, issue du cycle Sales affaires de 2019 – une composition spatiale en acier et bois, où un corps masculin en costume d’employé de bureau est suspendu tête en bas au-dessus d’un sac de courses, affirmant le statut de l’homme contemporain aspiré dans l’abîme de l’hyper-consumérisme.
Le corps est l’un des indicateurs fondamentaux d’une époque. Sa représentation est un miroir du monde, un miroir dans lequel se croisent politique, idéologie, religion, histoire, science, aspects de genre et de sexualité, rituels de la vie privée… Le troisième millénaire commence sous le signe de nouveaux paradigmes, souvent très provocateurs. La frontière entre le virtuel et le réel devient de plus en plus brumeuse, tandis que les approches multimédias immortalisent la nudité à travers la photographie et l’art numérique, combinant le nu et l’esthétique contemporaine.